L'esprit des rêves,

métamorphose du silence

Frédéric Ballester

Directeur du Centre d'art La Malmaison

L'esprit des rêves, métamorphose du silence est le titre donné à l'exposition rétrospective du peintre et poète Théo Gerber. Ces mots trouvés en regard d'une mise en lumière de son oeuvre pourraient aussi bien participer du répertoire du catalogue raisonné, telle une légende attitrée d'un tableau ébauché vers 1965, que perdurer à la suite paysages simplifiés qui seront élaborés de l'une de ses premières séries, les à la fin des années 40. C'est d'ailleurs avec curiosité que cette série unique et créée autour d'une évocation stylistique de la nature, sera envisagée en face du cubisme cézannien.D'une picturalité dépouillée, ces premières toiles ne pourront échapper, dans leur composition, à une démultiplication de nuances tirées d'élégants gris colorés. Ils ne résisteront pas, à terme, dans le tableau, à une configuration éblouissante qui anime des contrastes entre des couleurs vives et des noirs intensifiés vers un bleu obscur. La tonalité des gris colorés et la récurrence des noirs profonds, participent méthodiquement du territoire colorimétrique de son oeuvre.

De par une esthétique originale, les tableaux à l'époque s'immisceront, avec discernement, dans les collections les plus proches de son cercle amical. Ce moment clef pour un succès naissant favorise chez le peintre, une émulation anticipative de son projet. A l'instar de l'évolution de son art, elle corrobore l'accomplissement d'une des recherches les plus émouvantes de l'histoire de la peinture, au terme du vingtième siècle.

Cette période d'enthousiasme et de défi sera également ponctuée de nombreux et fructueux séjours en Afrique, et notamment en pays Dogon, chez les tribus qui bordent les falaises de Bandiagara.

Dans le secret, aux portes d'une séquence de l'œuvre, parfois comme un cri, l'Afrique et son peuple constituent, pour lui et, à n'en point douter, les derniers témoins qui manifestent encore pour sa raison d'être. Sachons reconnaître que Théo Gerber, en citoyen du monde et des droits de l'homme, mena avec férocité et contre l'apartheid un combat émérite.

Nous refermerons ce paragraphe et reviendrons sur notre idée de départ, autour du tableau imaginé et ébauché vers1965, et pour lequel dans notre imagination le peintre aurait pu l'aboutir, en 1997, aux limites de l'oeuvre ultime. C'est aussi l'année où la vie du poète s'en est allée dans la clarté des brumes, au lieu-dit "Le Tourel", en Lubéron. Pour ces instants songés et en toute subjectivité, nous pensons que l’esprit des rêves, métamorphose du silence n'est plus seulement le titre d'une exposition, mais une idée qui règne autour de la singularité de l'oeuvre du peintre Théo Gerber. Sa disparition du monde des vivants, quelles que soient les circonstances, il la pressentait dans l'incomplétude, mais aussi dans la crainte, qui en dernier lieu l'obligera naturellement à affronter dans le passage, vers la mort, le tourment des ténèbres. Il évoqua aux cours de ses diverses rencontres et dans l'incertitude, le mystère qui réside autour de ce dernier voyage et qui masque aussi, dans son oeuvre, des pistes aux stratégies ineffaçables sur les images se rapportant à l'existence. C'est par le biais d'une escapade survolée des alentours de sa vie terrestre, d'un horizon noyé dans les plaines éventées, jusqu'aux collines du Lubéron, saturées de secrètes magies, qu'il rêvera sa cavale. Et c'est dans un dernier regard inondé de sérénité, qu'il fouillera dans les yeux d'enfant de ses proches, l'amour nécessaire pour sa nouvelle odyssée. Il songera le passage comme un élancement vers le fil d'une constellation où il pourra parvenir et rejoindre ses drôles d'oiseaux tant aimés, au pays de nulle part... L'esprit des rêves, métamorphose du silence, est plus encore le reflet d'une pensée que l'humeur d'une personnalité qui s'exprime. Cette énonciation pérennise ainsi l'âme singulière du peintre, mouvante dans un espace temps sans équivoque, aux sources même d'un imaginaire surpuissant et volcanisé par sa révolte. Théo Gerber, contrarié et dissipé par un esprit convulsif, a toujours vécu en homme prisonnier de ses passions extrêmes, parfois dévastatrices au coeur même de sa chair. Pour poursuivre avec constance son art à sa manière, dès les années soixante et au cours d'une carrière riche en évènements, ses passions dévorantes l'auront isolé dans une solitude intense, et dans ce vide tumultueux, il aura trouvé en abondance la sève épurée et progressiste du surréalisme.

Une réflexion partagée par José Pierre, dans la monographie qu'il consacra au peintre, L'oeuvre complet, 1965-1969 et qu'il publie aux prémices des années soixante dix, une période charnière dans laquelle Théo Gerber s'improvise dans une recherche la plus sinueuse au sein de la métaphysique.

C'est au commencement, aux sources de ses passions d'humain, lors d'une adolescence solitaire et par une décision fugitive, qu'il arrachera au temps sa liberté, mais aussi qu'il dénouera en lui une partie de la main mise de ses nombreux démons qui sembleraient le contenir jusqu'à la fin des jours. Dès lors, il portera sur la vie un regard intériorisé, afin de nous soumettre des images impressives qui renseignent sur un temps providentiel où la décadence, en apparence, fait force en sa démonstration. Il exprimera sa reconnaissance pour la vie, en plein accord avec ses convictions anarchisantes et sans perdre un seul instant. Il se donnera jusqu'au fond des choses afin d'entrevoir un monde idéalisé et connecté à l'invisibilité, pour un retour vers la matière pure. Une illusion qui se révèle aux sources de l'univers cosmique où le rapport entre la vie et la mort se doit d'être équilibré, dans un champ rayonnant d'une éternité constructive et non utopique. Revenons à l'oeuvre ! De séries en séries, qui traversent plus d'un demi-siècle d'un travail acharné, chaque tableau peint, chaque espace dessiné et forme sculptée par Théo Gerber, sont organisés par des fragmentations de matières picturales qui se relient les unes aux autres, comme des territoires neutres dans l'unité de la composition. En apparence, les images peintes nous livrent l'illusion d'une nature insoumise dans laquelle se compromettent des ciels lourdement ennuagés. Ces derniers s'effilochent en fracas, au gré de vents cosmiques qui les absorbent en spirale, tels des mutants dans une clarté sulfureuse. Les multiples formes identifiées et associées des fragments se libèrent dans une spatialisation où les idées-sujets engagées sont autonomes. En revanche, chaque parcelle est liée à l'absoluité de l'oeuvre par un recours à des rythmes graphiques formulés par anamorphoses éparpillées, mais solidaires de l'infinité. Il résulte de cette expérience picturale une image soumise à une composition frontale qui se substitue à des zones libres et dans lesquelles pointent quelques liens rattachés à la perspective...Dans le tableau, c'est par déformation que la couleur dessinée naît d'un élan rythmique. Il engendre le souffle d'un Nuagisme, dans une configuration exubérante et instable. Une sorte de calligraphie abstraite et lyrique, où les signes sont en liberté et flirtent avec des teintes fluides qui dévoilent la transparence d'un monde dissipé et sur ses gardes. Cet univers surgit dans une matière mate et sèche constituée par de légers empâtements qui soutiennent des couleurs à la saveur des abysses. La confrontation entre des espaces ouverts, tels qu'ils se délayent, illimités au-delà de la surface peinte et poursuivie dans l'esprit des rêves, cette vision véhicule l'idée que nous nous faisons du cosmos. A l'égal des sensations que nous pouvons éprouver dans la Tétralogie de Wagner et notamment dans le Crépuscule des Dieux, l'oeuvre de Théo Gerber se dépeint, elle aussi, par une accumulation de motifs dominants. Une sorte de leitmotiv caractérisant des paysages fantastiques, des bribes de formes humaines, animales, végétales ou plus subtilement encore par des contrastes de couleurs, lorsqu'il veut traduire la tourmente, le feu, le mouvement ou une certaine idée de conflictualité entre la vie et la mort. Tout un macrocosme qui détient, en lui, une formidable musicalité et dans lequel se dévoilent, aussi, des sentiments qui insufflent aux formes, le sacrifice d'une sensualité à effleurer. Dans le tumulte et les entrechoquements d'une matière organique, au sein du tableau et au cœur même de la représentation, s'éprouvent les passions démoniaques, érotisantes et spirituelles du peintre. Selon une conception qui fuit le modèle savant de l'art de peindre, l'origine du monde contenue et explorée dans l'œuvre du peintre se révèle dans une permanence à faire rougir les braises. Il se perpétue dans ses sites pigmentaires, aux couleurs de l'arc-en-ciel, l'espérance et la richesse qu'il est encore temps de découvrir aux portes d'une nature désabusée par l'homme ! Pourrions-nous croire à nouveau aux fruits d'un paradis terrestre ? Laissons-nous guider dans notre imaginaire, car le droit de croire est à nos yeux un regard sur la vie qui nous appartient... Du paroxysme au délire, Théo Gerber illustre les divergences et les conflits du ciel et de la terre, du conscient et de l'inconscient, qui chez lui sécrètent son âme. L'homme est prisonnier de ses instincts et ne sait déroger au mal pour le bien. Théo Gerber, dans ses multiples inventions, nous offre un labyrinthe mental qui conduit à l'errance. De cet immense canal, lieu lagunaire où notre regard se perd, il serait un péché d'omission à ne point reconnaître dans son art, le sacré.